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Dérives des âmes et des continents de Shubhangi Swarup : histoires de failles.

Dernière mise à jour : 16 sept. 2020

Editions Métailié, 2020, 312 p.


Dérives des âmes et des continents est un roman captivant, décalé et des plus enrichissants. Agrémenté d’un humour perçant et s’appuyant sur des recherches historiques et géographiques pointues, il allie une dimension métaphysique à une approche uniquement centrée sur les modifications géologiques de notre planète.

Proche du réalisme magique et de la Littérature Monde, ce premier roman de l’écrivaine Shubhangi Swarup nous emmène suivre les destinées de différents personnages suivant une trame chronologique allant de 1948 à nos jours. Des îles Andaman (Inde) à la Birmanie, en passant par Katmandou, pour se terminer dans les montagnes du Karakorum, sorte de territoire abandonné entre l’Inde et la Pakistan, l’auteure nous offre un beau et saisissant voyage. A la fois onirique, subtil et tragique, porté par une imagination foisonnante et une plume aérienne souvent allégorique, je garderai un souvenir profond de cette lecture assez insolite.


Divisée en quatre parties, Îles, Ligne de faille, Vallée et Désert de neige, cette dérive des âmes et des continents ne pouvait trouver titre plus pertinent. Véritable plongée dans les tréfonds des êtres et de leur environnement, chaque partie constitue une sorte de micro-roman illustrant les parcours tantôt chatoyants et luxuriants, tantôt sombres, humides et désertiques de personnages à l’univers riche et contrasté.


De la luxuriance végétale d'une île indienne au voyage en chaloupe sur la Mer d'Andaman


Avec Îles, nous suivons l’installation, en 1948, d’un couple de jeunes mariés indiens dans l’archipel des îles Andaman. Girija Prasa Varma est ingénieur géologue tandis que Chanda Devi Varma est titulaire de deux médailles dont l’une en mathématique et l’autre en sanskrit. Premier indien diplômé de l’Université d’Oxford, Girija Prasa est chargé par le gouvernement d’y créer le Service national des forêts. Scientifique chevronné et carnivore, il sera vite décontenancé de devoir cohabiter avec une épouse végétarienne, capable de communiquer avec les arbres, les animaux malades et les esprits errants. De son côté, plus préoccupée à tisser des liens avec le monde végétal et animal, Chanda Devi s’habituera peu à peu à la solitude de son mari. S’intégrant l’un et l’autre à leur nouvel environnement, la vie quotidienne du couple Varma prendra petit à petit ses droits au sein de leur bungalow Goodenough du nom de l’ancien officiel qui y résida en digne défenseur de l’Union Jack. Car sous ses apparats majestueux, l’île d’Andaman devint du temps de la colonisation britannique une colonie pénitentiaire pour être ensuite occupée par les Japonais pendant la seconde guerre mondiale.



Quand il ne s’occupe de la gestion des forêts de teks, Girija passe son temps à étudier l’ancêtre de nos continents : la pangée, un puzzle impossible à résoudre. Fasciné par le Mont Harriet qu’il souhaite réintégrer au sein de la chaîne de montagne de l’Himalaya et par la neige, il espère pouvoir se rendre un jour dans ce massif du Cachemire. Inspiré par le corps de son épouse, il ambitionne également de redessiner les contours des îles Andaman. Mais au fil du temps, son épouse lui volera la vedette. Considérée par la population locale comme une femme-déesse capable d'apaiser les âmes, les autorités indiennes feront appel à ses services pour une mission spéciale dans l’Île de Ross.


Avec Ligne de faille, l’auteure entremêle les récits de Rose Mary et de son fils connu sous le pseudonyme de Platon en hommage au philosophe dont il s’inspire. Nous sommes en 1975. Rose Mary, domestique du couple Varma, est issue de la minorité Karen des îles Andaman et originaire du village de Webi. Son récit, qui débute en 1926, nous retrace son enfance auprès de son père pêcheur et sa cohabitation avec celui qu’elle surnomme le Birman. Rongée par le remord, elle finira par accepter d’entreprendre le voyage qui lui permettra de retrouver son fils. Lecteur de Camus et ancien moine, Platon est étudiant à l’Université de Rangoon. Impliqué dans les activités organisées par son campus, il se fera arrêté et enfermé à la prison d’Insein. Avec l’aide de son ami Sharan Thapa, il essayera de faire venir sa mère en Birmanie. Ce dernier l’aidera à traverser la mer Andaman en chaloupe pour rejoindre la capitale. Pendant que sa mère essaye de le rejoindre, Platon tente de survivre à la prison. Dépossédé de tous ses biens, il tente de s’occuper avec la photo de son père et une pierre d’ambre contenant un gecko. Quelques années après son arrivée en Birmanie, Rose Mary tentera de gagner la confiance d’un moine sri-lankais qu’elle rencontra à la Pagode Shewedagon. Cette rencontre sera peut-être déterminante dans le sort qui sera réservé à son fils.


Du foisonnement de la capitale népalaise au sommets enneigés du Karakorum


Avec Vallée, le roman se poursuit à Katmandou, capitale du Népal. Nous retrouvons Thapa dans le quartier de Thamel. Il y fera la connaissance de Bagmati, jeune danseuse dans un bar des environs. Au fil de leurs échanges, nous serons amenés à mieux les connaître, chacun tentant de remplir le vide de l’autre. Sorte d’aquarium géant baigné sous les néons des commerces adjacents, nous sommes immergés dans un monde marin à la fois attirant et inquiétant. Rassemblant une toile de ruelles tapageuses, Thamel est un lieu dont le nom rappelle aux touristes celui d’un parfum célèbre. Sous les yeux électrisant de la Stupa de Bodnath auprès de laquelle s’agglutinent les pèlerins, Thapa y retrouvera une ancienne connaissance. Il a en sa possession une précieuse photographie qu’il voudrait bien lui remettre. Il partira ensuite pour les montagnes du Tibet où il rejoindra un village qui appartient au peuple dropka et situé dans les plaines comprises entre l'Indus et les montagnes du Karakorum, un territoire déserté situé entre l’Inde et le Pakistan. Le chef du village, un certain Apo proposera de l'accueillir.


Enfin, avec Désert de neige, Shubhangi Swarup clôture son roman avec Apo. Maudissant le vacarme qu’occasionnent les moissonneuses vanneuses qu’il prend pour des machines de guerre, il décide d’aller se plaindre auprès du Cachemiri qu’il tient pour responsable. Mais il n’y a plus de Cachemiri. Accueilli par une femme de son âge, Ghazala, Apo calmera ses ardeurs guerrières. Pourquoi ne feraient-ils pas plus ample connaissance ? Suite à cet échange, Apo reviendra régulièrement lui tenir compagnie autour d’un kehwa. Mais intriguée par la légende du chemo dont lui fera part Apo, Ghazala partira en expédition pour vérifier ses dires. Un beau jour, Girija Rana, officier indien qui a pour mission de démontrer que le plus haut sommet est bel et bien indien viendra demander l'aide d'Apo. Alors que nombreux de ses collègues disparaissent sous les avalanches, il espère que le vieil homme lui sera de bon conseil. Ayant la réputation de savoir prévoir les tremblements de terre, ne pourrait-il pas collaborer avec eux ?


Ce premier roman de Shaubhangi Swarup est une pure merveille. Subtil mélange entre réalité et fiction, il nous dépeint quatre fresques aux ambiances et décors très variés, nous immergeant chacune dans un univers propre. Donnant libre cours à son imagination, elle parvient à susciter la curiosité. D’un chapitre à l’autre, l’inconnu est au rendez-vous. Du mystère de la pangée, symbole des débuts de l’humanité, à l’importance des failles terrestres sur les destinées personnelles, ce roman interpelle à plus d’un égard. En accordant une place au surnaturel, elle enrichit son récit d’une aura noire redonnant une belle place à la force de l’imagination. Assemblant les différentes parties du roman par une corde invisible à laquelle s’accrochent ses différents personnages, j’ai beaucoup apprécié cette image du relai entre les différentes narrations. Le personnage de Chanda Devi est un bel hommage à l’animisme, ce courant de pensée qui redonne une place importante non seulement aux animaux et aux plantes mais également à cette volonté invisible qui habiterait notre monde. Enfin, je soulignerais cette capacité de nous décrire l’Asie du Sud Est en parvenant à rassembler dans un même ouvrage des lieux très divers et dépeints comme de véritables tableaux. De la luxure végétale des îles Andaman à la traversée de la mer qui la sépare de Birmanie. De l’atmosphère humide et aquatique du quartier Thamel de Katmandou à la sécheresse glacée d’une chaîne de montagne, Shubhangi Swarup nous offre un voyage surprenant ainsi qu’une ode remarquable à la nature.

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